Notre temps est certainement plus proche d'une fresque d’Henri Darger que d’une Arcadie reposante de Poussin. L'oeuvre d'Henri Darger exposée au MAM est parcourue d'une joyeuse cruauté.
L’enfance aux abois
Paul Valéry aurait, sans doute, reproché aux institutions culturelles actuelles, (par une sorte de provocation : « Je n’aime pas trop les musées » dont il avait le secret), de juxtaposer notamment des œuvres « si diverses et adverses ». A cet égard, l’auteur de La Crise de l’esprit aurait été sceptique devant l’enchainement d’événements que propose, le Musée d’Art moderne de la Ville de Paris dans le chevauchement des dates et des vernissages. Quel lien peut-on faire entre un peintre comme Markus Lüpertz exposé au printemps dernier, Henri Darger présent jusqu’au 11 Octobre ou Andy Warhol prochainement ? Le télescopage de génies si différents aurait sûrement fatigué sa sensibilité, au lieu d’exalter son imagination.
A contrario, on peut discerner, au delà de la présentation de ces oeuvres si étrangères, un lien secret et inconnu. On peut également, comme Bachelard retrouvant une nouvelle jeunesse à la lecture des joies explosives et cruelles de la poésie de Lautréamont, ressentir dans l’oeuvre de Darger ce vent turbulent d’une enfance de l’art qui souffle jusqu’à nous. Tant pis pour les âmes frileuses qui ne savent pas se délecter d’un tel spectacle !
L’histoire de ma vie, une autobiographie
« Il y avait en face de Halsted, son extrémité est nous faisant face, un bel immeuble de deux étages qui prenait un quart de pâté de maison. J’allais presque tous les jours sur la terrasse du dernier étage. Un jour, j’ai été méchant ; pour faire du mal, je ne sais pourquoi, j’ai fait tomber un enfant de deux ans et l’ai fait pleurer. Personne ne nous a vus et l’enfant ne m’a pas dénoncé. Cet incident s’est produit sur cette terrasse du dernier étage. »
Les 150 premières pages de l’immense autobiographie de l’artiste Henry Darger : «L’Histoire de ma vie», parues aux éditions Aux forges de Vulcain début mai 2014, sont sans doute la meilleure introduction pour découvrir l’exposition. Comme l’explique très bien l’éditeur français de David Meulemans, Darger a été très choqué par la violence qu’on inflige aux enfants, et son œuvre est une manière de créer un monde où il redresserait cette injustice. Il se présentait lui-même comme le défenseur et le protecteur des enfants ! Cela n’explique pas tout.
Sept petites filles pour venger le monde
L’immensité de l’œuvre est d’autant plus abérrante qu’elle ne fut jamais délivrée de sa clandestinité. Cette création littéraire et autobiographique, avec un roman de plus de 15 000 pages dont le récit épique connu sous le titre The Realms of the Unreal (Les Royaumes de l’Irréel), est également complétée par une œuvre picturale d’une ampleur exceptionnelle. Pourtant, ce simple portier de Chicago ne savait pas dessiner l’expression d’un visage ! Aussi, il se tourna vers une forme de « psychologie de masse » des enfants. En utilisant des calques et des photographies, retouchés par son don de coloriste, il pu ainsi multiplier les images empruntées à la BD, et soumettre ses hordes infantiles à un théâtre de la cruauté à l’égal de sa vie .
Les grandes compositions (dessin, aquarelle et collage) exposées au MAM sont là pour en témoigner. Cette épopée relate l’histoire d’une guerre sans fin ayant pour origine la rébellion des enfants opprimés par le peuple des Glandéliniens. Une révolte soutenue par les Angéliniens, dont les aventures des héroïnes les Vivian Girls, sept petites filles, sont également au cœur du roman.
Darger, L’indomptable
Henry Darger est un des artistes les plus énigmatiques du xxe siècle. Il vécut reclus la majeure partie de sa vie, à Chicago. À sa mort, en 1973, ses logeurs découvrirent que ce vieil homme discret, en partie grabataire, avait donné naissance à une œuvre monumentale de plusieurs dizaines de milliers de pages, illustrée de centaines de dessins et tableaux. L’Histoire de ma vie est le dernier texte auquel Henry Darger a travaillé de 1968 à la fin de ses jours. Les premières pages de ce foisonnant récit autobiographique, ici proposées au lecteur accompagnées d’une sélection d’illustrations, sont absolument fascinantes. Darger évoque son enfance, sa vie avec son père, son internement dans un asile pour enfants, ses fugues, et son travail dans les hôpitaux de Chicago. Pourtant, sa création n’a rien de tragique ! Au contraire elle est animée par une sorte de joie salutaire et bienfaisante ! Il suffit de lire quelques lignes de sa remarquable autobiographie pour retrouver le même rire que celui éprouvé à la lecture de Beckett, Céline, ou Kafka. Darger, et ses petites filles appartiennent sans aucun doute à ces figures indomptables que Deleuze reconnaissait chez ces écrivains de prédilection : « indomptables par leur insistance, par leur présence, au moment même où ils « représentent » l’horrible, la mutilation, la prothèse, la chute ou le raté. Ils ont donné à la vie un nouveau pouvoir de rire extrêmement direct. »
A tous ceux qui ne savent guère se dérider (y compris les acharnés de l’école républicaine), il suffit d’aller voir l’exposition du MAM et d’écouter quelques extraits de L’Histoire de ma vie pour s’en convaincre !
L’indomptable Denis Lavant lit quelques pages de l’ «Histoire de ma vie» de H. Darger.
« …sans que nous nous y attendions, on m’a pris à mon père et fourré dans un foyer de petit garçon situé à Morton Grow (…) Au début de mon premier semestre à l’école Skinner, ma maîtresse s’appelait Mrs Deway, c’était une lointaine parente de l’amiral Deway, héros de Manille. J’étais bon élève, studieux, mais sans vouloir nuire à personne, ni penser à mal, j’étais quand même un peu trop bizarre, et faisait dans la salle de classe des bruits bizarres, avec ma bouche, mon nez, et ma gorge, ce qui irritait fort tous les autres élèves, filles et garçons. Je pensais moi qu’ils trouveraient ces bruits amusants ! Qu’ils riraient ou poufferaient, au lieu de quoi ils me lançaient des regards insolents, et haineux. Certains ont dit alors que si je n’arrêtais pas ces bruits, ils s’occuperaient de moi après les cours et à plusieurs. Cela accompagné des regards les plus haineux et les plus noirs. Je les ait mis au défi s. Au bout de plusieurs mois ce comportement a finis par causer mon renvoi de l’école. Les autres élèves étaient content car ces bruits stupides les avaient vraiment irrités et poussés à bout. En vérité, ils n’aimaient pas du tout ce concert idiot. Quelques-uns d’entre –eux ont essayé de me rosser mais je savais me défendre avec le grand bâton que j’avais toujours avec moi. Et cela donnait de bons résultats. Ma maîtresse avait dit qu’ils n’avaient rien fait de tel, et que c’était la classe la mieux élevée à laquelle elle ait jamais enseignée. Si j’avais été renvoyé, c’est que je les avait vraiment ennuyés. Je ne sais, ni ne me rappelle combien de temps je suis resté sans aller à l’école, après avoir été renvoyé, mais lorsque l’un de mes prêtre m’y a ramener en leur demandant de me redonner une chance l’administrateur ou le directeur m’a autoriser à revenir. Mais elle m’a avertit très sèchement, et non sans colère que si je me livrais encore à ces bruits, je serai renvoyé pour de bon. Comme j’avais complétement oublié, et que je ne me souvenais pas des bêtises que j’avais faites, je n’ai pas compris pourquoi elle me parlais sur un ton si mauvais.
« J’aurai volontiers protesté mais le père Minet, m’a lancé un regard qui me signifiait clairement d’être prudent. Cependant, j’ai réintégré l’école je ne me souvenais toujours pas de ce que j’avais fais d’incorrect la première fois. Mais croyez moi, le ciel le sait bien, j’étais à présent l’un des élève les plus sage. »
Exposition Henri Darger au Musée d’Art Moderne de la ville de Paris