![Léonard de Vinci : ce que créer veut dire]()
La très belle rétrospective du Louvre met l’accent sur le processus de création du maître Toscan. Dans le même temps, l’essayiste Guillaume Robin publie une correspondance imaginaire entre Léonard et Michel-Ange qui révèle ce que le miracle de la création a de plus humain.
Par Eric Monsinjon
Il y a 500 ans, le 2 mai 1519, disparaissait Léonard de Vinci au Clos-Lucé à Amboise, manoir que François Ier avait mis à sa disposition. Né en 1452, dans la petite ville de Vinci en Toscane (Italie), Léonard a littéralement voué et dévoué sa vie à la création. Son projet fut double : embrasser tous les champs de la connaissance humaine, des arts aux sciences, et réinventer chacun d’eux. Une prouesse sans équivalent dans l’histoire de l’humanité. La révolution léonardienne est le résultat d’une méthode de création singulière.
EXPOSITION HISTORIQUE
Léonard de Vinci a révolutionné la peinture en l’élevant au rang de science avec un nombre impressionnant de créations : l’introduction du portrait de trois quarts en Italie, la précision anatomique des corps, la composition pyramidale pour les groupes humains, la perspective atmosphérique des lointains, ou encore, le symbolisme hermétique de ses tableaux. Mais, sa plus grande invention demeure le « sfumato », un procédé d’estompage des transitions entre l’ombre et la lumière qui lui permet d’obtenir de subtils modelés. Dans l’art européen, le sfumato occupe une place centrale, à l’instar de la perspective, apte à perfectionner l’art de la représentation. Pour lui, la peinture est une « science divine » qui possède le pouvoir supérieur de recréer le monde créé par Dieu.
Il y a plusieurs bonnes raisons d’aller voir la rétrospective duLouvre qui commémore les 500 ans de la mort du peintre. D’abord, elle présente un ensemble de 180 œuvres, dont onze tableaux sur la vingtaine attribuée au maître. Ensuite, elle propose un itinéraire biographique qui donne à comprendre la genèse de ses œuvres.
Pour cela, les deux commissaires, Vincent Delieuvin et Louis Frank, ont eu l’excellente idée de présenter les imageries scientifiques de plusieurs tableaux à la même échelle que les œuvres originales. Grâce aux toutes dernières techniques de la réflectographie infrarouge, nous sommes invités, en tant que visiteurs, à découvrir les dessins préliminaires cachés sous les couches de peinture. Dans le Baptême du Christ (1468-1478), un tableau de jeunesse réalisé de concert avec son maître Andrea del Verrocchio, la réflectographie a permis de distinguer clairement les parties exécutées par Léonard, facilement repérables sur le corps du Christ et le visage de l’Ange. Transformés en enquêteurs, nous avons alors l’impression émouvante de regarder par-dessus l’épaule de Léonard et d’assister à l’éclosion du « sfumato », et au dépassement de son maître.
Prêtée par le musée de l’Ermitage, la Madone Benois (1480-1482) révèle qu’au cours de son exécution le peintre a rapproché, de manière significative, l’Enfant de sa mère par rapport au dessin d’origine. Détail prémonitoire : la fleur cruciforme, que la Vierge offre à son fils, annonce l’inéluctable Crucifixion. Pour Léonard, l’amour maternel et spirituel de la Vierge pour le Sauveur du monde est la forme la plus haute du véritable amour.
Aux rayons infrarouges, la Belle Ferronnière (1483-1490) livre aussi ses secrets : le dessin préliminaire sous-jacent d’un visage plus large apparaît dans le fond du portrait que le sfumato a considérablement aminci dans la version finale. La célèbre Joconde (1503-1519) laisse deviner ses repentirs au niveau des mains, ainsi que les dernières touches de peinture appliquées sur le panneau par le maître, en 1519, l’année de sa mort. Les imageries infrarouges, en révélant les dessins qui se cachent sous les tableaux, dévoilent un inconscient à l’œuvre qui n’aurait pas déplu à Sigmund Freud, hanté par l’idée de percer le génie de Léonard.
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Léonard de Vinci, Sainte Anne, la Vierge et l’Enfant Jésus jouant avec un agneau, dite La Sainte Anne. Huile sur peuplier, vers 1503-1519, Musée du Louvre, Paris.
La Sainte Anne (1503-1519), ultime chef-d’œuvre, offre les clés pour appréhender sa genèse. Inscrite dans une composition pyramidale, symbole du divin, le groupe met en scène Saint Anne, la Vierge, l’Enfant Jésus et l’Agneau. L’exposition éclaire, de manière limpide, les étapes de sa réalisation : de la première esquisse aux gribouillis noirs jusqu’au grand carton de Londres. Chaque étude préparatoire enregistre les mouvements des figures qui se métamorphosent, et la composition qui prend forme. L’artiste laisse sa main aller spontanément pour trouver l’ordonnancement parfait des personnages. Les formes s’interpénètrent au moyen d’une technique de dessin inédite qu’il nomme « componimento inculto », composition instinctive, que les surréalistes interprèteront comme une préfiguration de l’écriture automatique.
D’une certaine manière, tout acte de création commence par une immense liberté qui consiste à se déconditionner des conventions. Et là encore, la réflectographie infrarouge révèle un premier état du dessin dans lequel Sainte Anne arrête le bras de Marie qui tente de dissuader Jésus de jouer avec l’Agneau (allégorie de la Passion) ; l’artiste y renonça pour que Marie laisse s’accomplir le destin tragique de son Fils. Ainsi, le cœur de Marie sera brisé, mais jamais pétrifié. En permanence, Léonard recherche la perfection de la représentation et son expression dramatique la plus puissante. Avec la Saint Anne, il est au sommet de son art.
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Léonard de Vinci, Draperie Saint-Morys. Figure assise. Détrempe sur toile de lin, vers 1475-1482, Musée du Louvre, département des Arts graphiques, Paris.
L’exposition parisienne révèle d’autres surprises. On y découvre l’influence des drapés des sculptures de Verrocchio sur le jeune Léonard qui tente d’en reproduire les volumes dans ses sublimes détrempes, notamment dans la Draperie Saint-Morys (1475-1482). Pour Léonard, la peinture est supérieure à la sculpture parce que l’ombre et la lumière sont réalisées par le peintre, alors que la sculpture les reçoit de l’extérieur, comme un don de la nature. Léonard s’empare des forces de la sculpture pour les donner à la peinture.
Sur le plan des matériaux, l’exposition confirme que Léonard employait du verre broyé qu’il mêlait à ses pigments pour obtenir des scintillements dans les parties sombres de ses tableaux. « Le haut degré de grâce est conféré par l’ombre et la lumière », note Léonard dans ses carnets.
Cette exposition, que les commissaires préparent depuis dix ans, a donné lieu à un vaste programme de restauration des tableaux conservés au Louvre : la Saint Anne a ouvert le cycle, entre 2011 et 2012, la Belle Ferronnière en 2015, et le Saint Jean-Baptiste en 2016, œuvres majeures dont il fallait alléger les vernis.
De très beaux prêts comme Le Musicien, La Scapiliata, le dessin de l’Homme de Vitruve, le Saint Jérôme du Vatican complètent le parcours. Dans chaque portrait, Léonard recherche le « mouvement de l’âme ». L’intériorité façonne les visages du sceau de l’esprit. Les sourires énigmatiques des portraits du peintre expriment le sentiment du cœur, tandis que les index levés indiquent le ciel de l’Esprit. Il n’y a qu’à observer le profond recueillement des visiteurs de l’exposition qui s’inclinent devant ses œuvres, pour percevoir la fascination qu’il exerce encore sur notre temps.
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Michel-Ange, Pietà (détail). Marbre, vers 1498-1499. Basilique Saint-Pierre du Vatican, Rome. Photographie d’Amendola.
LEONARD ET MICHEL-ANGE
Si l’exposition du Louvre se concentre sur le processus de création et l’exécution technique des œuvres, l’essayiste Guillaume Robin, quant à lui, aborde un aspect complémentaire : la méthode de création de Léonard. Dans son dernier livre Michel-Ange, Léonard de Vinci, correspondance imaginaire, il a eu la merveilleuse idée de confronter Léonard à son grand rival, Michel-Ange Buonarroti (1475-1564). L’auteur a choisi l’échange épistolaire pour se livrer à un exercice périlleux : réconcilier les deux génies par-delà leur opposition légendaire. Pari réussi.
De 1516 à 1519, trois ans de vie inscrits dans l’encre de dix-huit lettres esquissent les portraits de deux hommes qui ont donné forme à un siècle. Sur les coulisses du livre, on notera que tout est rigoureusement vrai : « Le lien entre eux est fictif mais la vie des protagonistes, la pensée, les influences, leur formation et leur relation au monde est bel et bien réel. », précise Guillaume Robin. Pour ce projet, l’auteur a réuni une masse considérable d’informations. Chez Léonard, il est allé puiser dans ses notes et ses traités inachevés, chez Michel-Ange, dans sa correspondance abondante de courriers quotidiens et professionnels, les lettres d’amour adressées à son amant, ou ses réflexions sur l’art et le temps, le corps et la fragilité de l’être.
Léonard est le premier à prendre la plume pour échanger avec Michel-Ange sur le poète Dante. Léonard est alors âgé de 64 ans, Michel-Ange, de seulement 41 ans. Ils abordent ensuite les points de litige entre eux : le débat sur l’emplacement du David de Michel-Ange à Florence, leur rivalité à l’époque de la réalisation des fresques du Palazzo Vecchio, et enfin les railleries de Michel-Ange à l’encontre du Cavallo, la gigantesque sculpture équestre que Léonard n’achèvera jamais.
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D’après Léonard de Vinci. Anonyme italien, XVIe siècle, repris par Pierre-Paul Rubens, La Bataille d’Anghiari. Pierre noire, plume et encre brune, pinceau et encre brune, lavis gris, rehauts de blanc et de gris-bleu XVIe-XVIIe siècle. Musée du Louvre, Paris.
Au fil de la correspondance, l’irascible Michel-Ange s’apaise, le charmant Léonard se fait plus sage. Mais ce qui est véritablement réussi dans ce livre, c’est que l’auteur nous fait revivre la vie de ses « Alter Deus » (Dieux vivants), à travers les indispensables anecdotes de vie, mais aussi, les débats intellectuels sur la suprématie de la peinture ou de la sculpture, le rapport à l’Antique, ou la disputatio sur le rapport entre l’imitation et l’imagination en art qui hantait leurs esprits. S’installe alors une complicité qui dépasse les problèmes de personnes. Et là, le livre touche un point fondamental : l’énigme de l’acte de création. Guillaume Robin prête à Léonard les mots suivants : « Mon devoir est, je vous le dis, de prolonger l’acte divin (…) ». Plus martial, Michel-Ange réplique : « nous sommes les guerriers d’une forme de perfection, et qu’en vertu de cet absolu un rapprochement devait avoir lieu ». Le livre explore les recherches des deux génies qui, par certains côtés, se ressemblent étrangement. Une méthode de création se dessine, en trois temps distincts.
Dans un premier temps, Léonard et Michel-Ange développent un rapport spirituel avec l’histoire passée de la peinture et de la sculpture. Ils mettent leurs pas dans ceux des Anciens. L’Antiquité est leur source. Les peintres Zeuxis et Apelle pour Léonard, le sculpteur Praxitèle pour Michel-Ange. A eux deux, ils cristallisent l’esprit de l’Antiquité et de la Renaissance. Dans un second temps, ils font tous les deux leur apprentissage chez un maître, au sein d’un atelier. Verrocchio pour Léonard ; Ghirlandaio et Bertoldo pour Michel-Ange. Suite ininterrompue de la transmission des savoirs. Enfin, dans un troisième temps, instruits par les Anciens et leurs maîtres, Léonard et Michel-Ange s’émancipent progressivement des modèles passés pour en inventer eux-mêmes de nouveaux. C’est dans cette phase que la puissance créatrice du génie peut se révéler et éclater au grand jour. Le miracle de la création est le résultat d’un lent processus d’assimilation de la connaissance passée.
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Michel-Ange, Etude pour un Ignudi, Sanguine.
Ces trois temps forment la triade secrète de tout grand créateur. Chaque artiste important intègre les avancés les plus créatrices d’un art, apprend avec un maître, et, enfin, réalise lui-même un saut créateur. Une telle méthode n’est plus toujours mise en exergue de nos jours. Aussi, le mythe romantique de l’artiste génial, sans culture ni références, trouve ici sa limite. Un génie ne créé jamais à partir de rien, mais toujours à partir d’une ligne de connaissance qu’il intègre spirituellement pour ensuite s’en extraire et imposer une nouvelle création au monde. Guillaume Robin a su tirer de cette fréquentation des deux génies un essai plein de lumière, très profond et toujours éclairant sur ce qu’est l’art et sur la manière dont il permet de traverser l’existence.
par Éric Monsinjon
Exposition Léonard de Vinci, Musée du Louvre, Paris, jusqu’au 24 février 2020
https://www.louvre.fr/expositions/leonard-de-vinci
Guillaume Robin, Michel-Ange, Léonard de Vinci, correspondance imaginaire, éd. Ovadia, 188 pages.